Un évènement inattendu a fait découvrir un aspect peut-être minime, mais des plus méconnus : il y avait une cloche aux Forges de Clabecq. Lors d’une visite chez un particulier, une cloche déposée au sol attira l’attention ; c’est manifestement un instrument ancien qui a vu du paysage. Les parois élimées ressemblent à la peau d’une grand-mère chinoise, le visage ancestral mais respectable. C’est sans savoir la portée de ses mots que le particulier déclarait : je l’ai achetée sur une brocante, elle provient des Forges de Clabecq. Elle était probablement un instrument d’appel… Sans s’en douter, le particulier venait d’ouvrir la porte de la Mémoire des Forges. Cette découverte inopinée n’aurait jamais pu être prévisible. Des dizaines d’années durant, nous aurions pu la rechercher. C’est une grande somme de hasard qui provoqua la rencontre. 

Le son de la cloche nous est parvenu de la part de son propriétaire : son écoute ravivra peut-être des souvenirs …

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Avant de partir dans une longue série d’hypothèses, nous allons décrire l’objet. 

Il s’agit d’une cloche en bronze, d’une constitution très classique. Elle n’est pas en acier, ce qui nous fait exclure assez rapidement qu’elle ait été coulée aux Forges. Sans preuves, c’est évidemment toujours imaginable, mais ça reste une configuration assez peu probable, étant donné que cela demande un savoir-faire très élevé, des matériaux fragiles (notamment la terre), du cuivre et de l’étain,  une délicatesse qui n’est pas l’apanage habituel des Forges. On va donc estimer qu’elle provient d’un fondeur de cloche. Elle mesure 20 cm en robe tangentielle, c’est-à-dire la longueur de la patte au cerveau. Elle a un diamètre de 28 cm. Elle pèse 18 kg. C’est un profil lourd. C’est donc, non pas systématiquement mais de manière assez probable, une cloche de qualité. Le profil lourd est une méthode qui propose d’utiliser plus de poids de métal pour obtenir une note donnée, le son qui en ressort est souvent jugé comme « soyeux » par les auditeurs. 

La décoration est constituée d’une ligne de rinceaux en croisillons, encadrée d’un filet haut et éventuellement un filet bas, ce dernier est peu détectable voire absent. En dessous, on trouve une ligne de fers de lance, lesquels possèdent deux ajouts horizontaux à droite et à gauche. Ca fait une fleur de lys simplifiée. Ces ajouts sont assez similaires aux cloches Omer Michaux primitives.

Il n’y a pas de nom de fondeur. Il n’y a pas de figure. Il n’y a pas d’autre iconographie, sauf la présence certaine de deux filets à la fourniture, éventuellement quatre.

La particularité de cette robe, c’est que les rinceaux sont très usés. Ils sont comme limés par le temps. En réalité, on les devine plus qu’on ne les lit. 

La couronne est constituée d’une anse en losange assez simple, percée d’un trou pour le passage d’une barre. Cette anse est entourée de deux pointes assez massives, légèrement inclinées vers le bas. Nous en reparlerons car cela constitue un point sur lequel nous devrons nous attarder. 

Hypothèses sur le fondeur de cette cloche 

Stricto sensu, cette cloche est à considérer comme anonyme et non datée. Nous pouvons formuler quelques hypothèses à propos du fondeur. L’élément le plus important, ce sont les deux pointes à la couronne. Etant donné que ces pointes ne sont d’aucune utilité pour les anses, ce sont des aspects purement décoratifs. Ces pointes sont tout à fait usées. Il n’est plus possible d’y lire une représentation. 

Ces deux prolongations sont troublantes parce qu’elles sont rares dans le monde campanaire. De plus, quand elles existent, elles sont l’oeuvre de fondeurs aux productions bien typées. Nous pouvons citer en premier lieu Johannes (Joannes) Pauwels. C’est un fondeur mineur du 18ème siècle. On lui connaît un objet (référencé 109329 à l’IRPA/KIK) qui possède cette particularité.

Nous citerons en deuxième lieu Andreas Josephus Van Den Gheyn. C’est un fondeur majeur du 18ème siècle, on lui connaît un nombre assez élevé de cloches avec des prolongations (environ une vingtaine). Voir par exemple l’objet référencé 146016 à l’IRPA/KIK. Les prolongations sont alors dans ce cas des têtes d’aigles. 

Les rinceaux quant à eux appellent assez peu de remarques.

Les croisillons sont des éléments basiques, mais curieusement assez peu fréquents. On les retrouve chez les derniers Van Aerschodt ou les récentes Causard. Dans les deux cas, ça ne nous arrange pas. A notre connaissance actuelle, nous ne répertorions pas de croisillons chez AJ. Van Den Gheyn. Quant à Pauwels, l’infime nombre de cloches connues ne nous permet pas de tirer des conclusions. 

Les techniques de reconnaissance d’épigraphie portent actuellement sur 6000 cloches belges connues, ou plus honnêtement « explorées », et sur un nombre total estimé à une vingtaine de mille de cloches en Belgique. Cela donne déjà un assez bon aperçu, étant donné que les rinceaux ont tendance à être vaguement répétitifs selon les fondeurs, ou tout du moins reconnaissables, typiques, signés, etc… Toutes sortes de surprises sont évidemment encore possibles. 

Il est incontestable que cela peut être l’oeuvre d’un fondeur qui nous est inconnu à ce jour. Les découvertes dans ce cadre sont au moins mensuelles dans le monde campanaire. Les fers de lance ne nous sont pas de grande utilité étant donné que c’est un élément d’épigraphie très fréquent. 

Peut-on annoncer que c’est une Van Den Gheyn ?

– Le fait que ce soit un profil lourd y participe grandement.

– Les têtes d’aigles y font quand même bien penser.

– Le manque de signature de fondeur joue en notre défaveur, étant donné que c’était assez rarement dans leurs méthodes, les Van Den Gheyn signaient.

– La localisation géographique n’est pas trop défavorable, les VDG provenaient majoritairement de Leuven, c’est en tout cas la ville la plus souvent mentionnée pour Josephus.

D’après un fondeur de cloche, la forme de la cloche paraît très artisanale, la robe n’est pas parfaite, elle gondole. Cela s’oppose assez catégoriquement à un travail d’un Van Den Gheyn, le plus souvent d’une grande perfection. Donc, on se contentera de répondre un timide oui, probable, mais c’est surtout parce qu’on a envie d’y croire… Il n’y a qu’un fin tissu de preuves. Il n’est pas exclu que cette cloche ait été simplement une copie, il en fut de nombreuses pour les Hemony par exemple. 

Est-ce que la cloche a été fondue pour les Forges ? 

Vu la date probable de fonte, ce qui nous porte dans le cas d’un Pauwels à 1715, d’un Van Den Gheyn à 1766 – en tout cas dans une fourchette de dates plutôt de cet ordre, la cloche nous semble antérieure aux Forges. 

Peut-être provient-elle du château des Italiens (?)

La construction du château remonte à au 13ème siècle, c’était le fief des Gaasbeek, il a été entièrement démoli en 1685, puis rebâti. Il n’y a pas de grands travaux enregistrés au 18ème siècle. Cette hypothèse semble donc assez peu fondée.

Peut-être provient-elle d’une église démolie au début du 19ème siècle (?) Si c’est le cas, nous en serions étonnés étant donné qu’aucune démolition totale d’église n’est répertoriée dans la proche région, voir à ce titre ‘le patrimoine monumental de Belgique, volume 2, Brabant, arrondissement de Nivelles’, pour l’inventaire. La construction de l’église de Clabecq est quant à elle postérieure aux forges.
Peut-être provient-elle d’un industriel, d’un généreux donateur, d’un pilier de la fondation de l’usine (?)
Cette hypothèse nous parait la plus probable, car pourquoi le château ou une église se seraient séparés d’un élément de patrimoine, de plus de valeur ? 

Quelle était l’utilité de la cloche ? 

D’office, il faut répondre que nous ne le savons pas.

Le particulier déclare : Si mes informations sont exactes, elle viendrait de l’économat. Cela dit, je ne sais pas si cette information est correcte. Je trouve que cette cloche est petite pour appeler quelqu’un dans cette grande usine bruyante. La forme du battant est bizarre pour une cloche « de porte », ou d’appel : il y a de quoi accrocher une tringlerie comme pour une cloche de carillon

Cela fait pencher pour une hypothèse de cloche de récupération. A noter que le sommet de couronne fait aussi penser à une cloche de carillon. 

Une très importante remarque consiste à évoquer que cette cloche est dans un état d’usure extrêmement avancé et inhabituel. Les éléments d’épigraphie sont complètement élimés. Ce n’est pas normal. De plus, un fait étonnant, l’usure n’est pas en un point intérieur de la pince, ce que nous campanologues comprendrions facilement. C’est l’extérieur qui est usé. 

Très peu d’hypothèses tiennent la route : 

– La cloche a été usée par des années de pluie, de vent, de neige et de configurations climatiques défavorables. Si cette idée parait séduisante, elle est à minorer, parce que 1/ l’usure est également répartie sur toute la cloche, 2/ Nous n’avons jamais vu d’usure de la sorte sur des cloches exposées aux affres du climat, même des cloches médiévales ! (voir notamment la cloche de Santenay (Fr), les deux cloches anciennes de Tonnerre (Fr), la cloche de Sardy-Les-Epiry (Fr), etc). Une usure climatique provoque un aspect un peu craquelé et gaufré. 

– La cloche a été usée par une forte chaleur, ce qui a provoqué sa fonte légère et progressive. Elle aurait dans ce cas été présente au plancher de coulée. Cette hypothèse parait hautement fantasmagorique étant donné qu’il faudrait monter à des températures de 900 – 1000°C. De plus, elle serait fondue sur une seule face, elle serait déformée, elle aurait des coulures. Donc… Aucune chance ! Restons raisonnables… 

– Elle est usée parce qu’elle est très ancienne. Hypothèse d’office exclue à cause du profil, qui ne correspond pas à une cloche médiévale. 

– La cloche a été usée par les mains. C’est en tout cas l’hypothèse que je défendrais… La faussure fait penser à ces très vieilles marches d’escalier dans une cathédrale. La robe est lisse, un peu brillante, polie par la douceur et le temps qui passe. Elle est surtout polie uniformément. 

A noter que cet aspect de polissage ne se limite pas à la pince, ce qu’on a tendance à saisir pour mettre en volée, mais à l’ensemble, jusqu’au cerveau, et même jusqu’aux appendices de la couronne.

De ce fait, nous supposons :

– Que la cloche n’était pas un élément d’appel (cantine, pauses, etc), étant donné la faible usure de la pince intérieure.

– Que la cloche n’avait rien à voir avec la coulée d’acier, car cela suivait le rythme propre d’un monstre au ventre chaud. Il n’y avait pas besoin de signal pour avertir de la venue imminente du débouchage.

– Que la cloche n’était pas un signal à une porte d’entrée (administration, personnel, etc), vu son taux d’usure élevé. 

– Que cette cloche était un élément porte-bonheur. 

C’est évidemment une hypothèse extrêmement audacieuse. 

Mais comment expliquer l’usure ? Si ce n’est par exemple, des milliers de mains qui chaque jour, touchent la cloche comme un élément protecteur : un matériau noble, le bronze, avant d’aller couler des tonnes d’acier ? Les témoignages de cloches considérées comme un élément protecteur nous viennent parfois de loin, on parle par exemple de cloche d’orage (stormklok), une croyance médiévale qui consistait à sonner une cloche proche du tocsin pour éloigner l’orage… Mais toucher une cloche pour attiser une protection ? Cela existe ? Saint-Eloi à la limite, Sainte-Barbe éventuellement, mais une cloche ? Nous n’avons jamais entendu parler de ça. 

Un spécialiste campanaire est quant à lui bien moins imaginatif quant à l’usure. Il exprime : La cloche a été peinte puis décapée et repeinte, les décors ont presque disparu. Pour lui donc, il ne s’agit pas d’une action séculaire, mais tout simplement de décapages de la part de collectionneurs, par exemple à l’acide citrique. Rien ne s’oppose à ce genre de travail, effectivement, et ça a l’avantage de donner une explication pragmatique.

 Conclusion provisoire :  

Comme l’évoque ce petit article, il sera donc quasiment impossible de déterminer l’histoire exacte de cet objet musical. Un point de vue de grand rêveur serait de dire que c’était une cloche Van Den Gheyn qui servait de porte-bonheur à l’entrée de l’usine ; un point de vue terre à terre serait de dire que c’est une copie, que cette cloche servait d’appel dans la partie administrative de l’usine et que les rinceaux effacés proviennent de méthodes de décapage peu respectueuses de la part de collectionneurs. 

Seuls les anciens des Forges pourraient en dire plus. De mémoire de gueule d’acier, qui connaîtrait encore cette cloche ?

Vincent Duseigne est l’auteur d’un site passionnant sur le patrimoine indutriel, civil, souterrain et religieux