« Longtemps en Enfer, bientôt en Paradis » ! C’est par ces mots que Gustave Agneesens, âgé alors de presque 91 ans, clôture une lettre de remerciement qu’il adressa le 4 novembre 1952 à Emile Dessy, Directeur général des Forges de Clabecq.

Cette lettre a été remise au Musée par Pierre Dessy, le fils d’Emile Dessy, que nous remercions cordialement. Dans le style typique de l’époque et un français parfois approximatif, elle exprime merveilleusement le sentiment d’un vieil ouvrier, à la fin de sa vie, qui jette un regard derrière lui et évoque sans concession le passé.

Gustave Agneesens est né vers 1861. Son père (1829-1881) avait déjà passé toute sa vie comme ouvrier à la Fonderie des Forges de Clabecq, à l’époque où Josse Goffin en avait fait une véritable usine. Le jeune Gustave est entré aux Forges à 12 ans (vers 1873 donc), comme apprenti mouleur, sous les ordres de son père, contremaître à la Fonderie. En 1884, alors que Gustave a tout juste 23 ans, Josse Goffin le fit appeler dans son bureau et lui propose le poste de contremaître aux grosses tôles. Son père avait toujours été courageux et Josse Goffin fit savoir à Gustave qu’il espérait bien qu’il en serait de même avec lui. Il lui recommanda de toujours suivre les ordres de Mr Thomas, qui dirigeait l’usine.

Plan de la Fonderie en 1871

Après 15 jours d’apprentissage, Gustave Agneesens se retrouvait déjà, dès sa troisième semaine, seul de nuit aux grosses tôles. Il s’efforça toujours de suivre l’exemple de son père et de respecter les ordres de Mr Thomas. Il semble que sa situation personnelle se dégrada quelques années plus tard, après le décès de Josse Goffin, survenu en 1887 à la suite d’une maladie, alors que ce dernier avait à peine 57 ans. « J’ai été chargé, dit Gustave Agneesens, de tous les travaux supplémentaires après ma journée, de la préparation et du montage des paquets, avec des fers de qualité supérieure pour les ingénieurs prendre les essais. J’ai toujours suivi scrupuleusement la surveillance du fer employé et du montage des paquets, avec renseignement par croquis avec autant de lame en travers et autant de lames en long. Quand les essais ne donnaient pas ce qu’ils devaient donner, c’était de ma faute, et j’en entendais injustement ». Cette situation inconfortable, où c’était toujours le contremaître qui était responsable des défauts et « jamais la faute du mauvais fer » dura au moins 20 ans. Pour Gustave Agneesens et d’autres, les Thomas étaient « des drôles de gens ». Mais, avoue-il lui même, il était jeune, il écoutait les reproches injustes et faisait toujours de son mieux.

Plan de l'usine à tôles en 1871

Dans sa lettre, Gustave explique aussi, qu’à cette époque, les Forges faisaient continuellement des longerons pour les locomotives et pour les tenders. Dans le nombre, il y en avait assez fréquemment avec des criques trop profondes. C’était alors à Agneesens, commandé par Thomas, d’ « essayer de faire tomber les criques dehors, le dimanche me traînant sur mes genoux après toujours plusieurs essais ». Gustave se plaignait d’ailleurs amèrement de n’avoir jamais été payé un centime pour « toutes mes centaines de dimanches et de toutes mes heures supplémentaires » effectuées aux Forges du temps des Thomas. Pour notre brave ouvrier, pendant ses vingt premières années de travail aux trains à tôles, il n’avait eu « qu’une vie de bagnard et de galérien ».

Château du Directeur de l'usine

Gustave Agneessens ne dit pas vraiment ce qu’il advint par la suite, mais, de toute évidence, la situation s’améliora à ses yeux. La fin de la « période Thomas » doit sans doute correspondre à peu près à l’époque d’arrivée d’Eugène Germeau, sous les ordres duquel notre homme effectua le reste de sa carrière aux Forges. Il travailla encore un temps aux trains à tôles, pour achever ensuite sa vie laborieuse là où tout avait débuté, à la Fonderie.

Emile Dessy, à qui est adressée cette lettre, entra aux Forges en 1923. Gustave Agneesens ne tarit pas d’éloges pour ce dernier, qualifié de « maître sage », regrettant même qu’il ne soit pas arrivé vingt ans plus tôt. A ses yeux, il faisait « de grands miracles aux Forges de Clabecq ». Gustave s’extasiait devant les changements intervenus dans l’usine, mais aussi vis-à-vis du personnel, désormais traité comme des « seigneurs ». En 1952, constate-t-il, le personnel était beaucoup mieux payé. « Il y a beaucoup plus de justice, beaucoup plus d’humanité, et beaucoup plus de politesse et de discipline de la direction » ajoute-t-il.

Au moment où Gustave rédigeait sa lettre, il venait de recevoir une prime de 3.600 francs qu’il n’espérait pas. Cela peut sans doute expliquer en partie le ton utilisé, délibérément favorable à la direction en place. Mais cela n’enlève rien à l’intérêt de son témoignage, si personnel fût-il, en particulier sur les conditions de travail avant 1900 et sur les productions de l’époque et leur qualité. Il faudrait trouver d’autres témoignages comme celui-ci pour nous forger une opinion plus objective et nous prononcer sur la direction des frères Thomas. Mais il est certain qu’à l’époque où Gustave Agneessens, et avant lui son père, travaillèrent aux Forges, les conditions de la classe ouvrière étaient précaires et le travail particulièrement pénible.

Le temple protestant de Clabecq

 En faisant don de cette précieuse lettre au Musée, Pierre Dessy a joint une petite note dans laquelle il précise avoir bien connu Gustave Agneessens, car il habitait dans sa rue. Il avait pris sa retraite bien après 65 ans, comme la législation le permettait encore. Il ajoute que les frères Thomas, qui assuraient la direction de l’usine, étaient protestants. C’est la raison pour laquelle il y a un temple protestant à Clabecq.

Luc Delporte